Le cahier de textes numérique

Dimanche 2 janvier 2011 — Dernier ajout vendredi 14 février 2020

C’est finalement à la rentrée scolaire 2011 que la tenue d’un cahier de textes numérique sera rendue obligatoire ; au printemps 2009, Xavier Darcos, ministre de l’Éducation nationale, en annonçait sa généralisation pour la rentrée 2010. Son successeur, Luc Chatel l’a différée d’un an. Toutefois des établissements ont déjà mis en place cet outil à titre expérimental ; l’annonce de la pandémie de la grippe H1N1 a été l’occasion pour certains d’entre eux de tenter d’imposer son usage dès l’automne 2009. Le texte qui suit est un résumé d’un article de Philippe Danino, professeur de philosophie au Lycée Buffon et Christian Laval, professeur de sciences économiques et sociales au Lycée Buffon (Paris XVe) intitulé « Construire l’école transparente ? », article paru dans la revue de L’Enseignement philosophique, 59e année, n°5, mai-juin 2009 ; nous vous invitons à le lire dans son intégralité [1].

L’article au format pdf

Pour les auteurs, il n’est pas question de remettre en cause l’évident apport des outils informatiques et de l’Internet dans la conduite des cours mais plutôt d’appeler « à une réflexion approfondie et à une vigilance critique quant aux conséquences de la mise en place de « l’Espace Numérique de Travail » (ENT) sur le métier des enseignants, les conditions d’apprentissage et les rapports pédagogiques. »
En effet, le cahier de textes électronique est une des premières « briques » de « l’Espace Numérique de Travail », ambitieux projet destiné à construire l’école numérique.

Les outils et la stratégie

À partir de ce qui est mis en place dans leur établissement – le lycée Buffon dans le 15e arrondissement de Paris - les auteurs examinent tout d’abord les outils ainsi que la stratégie ministérielle qui accompagne cette installation.

OMT, la société productrice de la plate-forme Intranet VieScolaire.net, propose tout d’abord des outils de management (fabrication et gestion des emplois du temps, de la répartition des salles, des conseils de classe et des réunions, gestion financière). D’autres outils concernent plus spécialement la relation pédagogique et le métier d’enseignant (gestion centrale et instantanée des absences et retards, cahier de textes électronique et carnet de notes en ligne). Il s’agit de permettre aux parents d’être informés en permanence de la vie de la classe (retards, absences, progression pédagogique, devoirs, etc.) et aux élèves de retrouver les devoirs à faire, les sites à consulter, les conseils pédagogiques de leurs professeurs. Passer du « papier » au « numérique » n’est pas un simple changement de support ; cela transforme les relations de l’ensemble de la communauté éducative en une véritable exigence de visibilité maximale.

La société OMT, entreprise commerciale, s’adresse à la communauté éducative comme à n’importe quel client en utilisant un jargon qui devrait faire sourire : « Résoudre les problèmes de toujours avec les outils d’aujourd’hui », « optimiser la relation élève-professeur ’hors la classe’ », « Les professeurs ont là le bureau individuel qui leur permet de travailler dans le même confort de travail qu’un cadre dans une entreprise » !

Qu’est-ce que l’ENT ? « Bureau virtuel » pour l’enseignant ou « cartable numérique » pour l’élève, il s’agit non seulement d’un outil de gestion mais également d’un outil de « communication » destiné à mettre en réseau sur un site web tout une série de données et à les rendre accessibles aux personnels de l’établissement, aux parents, aux élèves ; on parle d’école à domicile ou d’école en continu.

La stratégie du MEN (Ministère de l’Éducation nationale) est issue d’une réflexion démarrée au début des années 2000 qui repose essentiellement sur les intérêts des sociétés éditrices de plates-formes numériques et où la dimension éducative est absente. C’est l’exemple même de l’externalisation vers le secteur privé d’activités qui relevaient jusqu’alors du service public.

L’ « Espace numérique » : un espace bien moins transparent qu’il n’y paraît

Efficacité pédagogique ?

En dehors de l’attrait de la nouveauté des nouvelles technologies, l’argument développé est que la France aurait à rattraper son retard en matière de TICE (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation) ; mais si retard il y a, il l’est davantage du côté du questionnement sur l’apport effectif des TICE dans les apprentissages ; l’introduction de l’ENT n’a été soumise ni à la réflexion des professionnels de l’enseignement ni à celle des parents. Pourtant d’autres pays, dits plus « en avance » s’interrogent.

Transformation quantitative et qualitative du travail enseignant ?

Aucune évaluation quantitative en terme de temps de travail n’a été faite dans l’accomplissement des multiples tâches que permet l’outil informatique ; tâches qui, même en l’absence de tout dysfonctionnement technique, supposent de multiples manipulations guère compatibles avec l’exercice de la tenue d’une classe d’une trentaine d’élèves.

Le coût

Les questions matérielles et financières restent absentes de la réflexion ; rien sur le financement de l’équipement des salles de professeurs et celui, personnel, du professeur, de l’entretien du matériel, des abonnements aux serveurs, etc. De même, l’ENT suppose que les familles soient équipées ; or si 91% des diplômés de l’enseignement supérieur sont équipés d’un ordinateur, la proportion tombe à 33% pour les non-diplômés. D’autre part, 79% des cadres supérieurs disent disposer d’un ordinateur au travail. C’est deux fois plus que les employés (38%) ou que les travailleurs indépendants (39%). Les ouvriers ne sont que 15% à bénéficier d’un tel accès (rapport du Credoc - Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie [2]).

Un « espace » bien plus problématique qu’il n’y paraît

L’espace, le temps et la « matière » : une redéfinition de l’enseignement et du métier d’enseignant

« Maintenir le contact pendant les stages, les congés de maternité et les congés maladie », c’est la façon dont les fournisseurs informatiques vendent l’ENT ; plus de limite entre lieu de travail et espace privé (le « chez soi »), entre temps de travail et temps propre (hors du service devant élèves). L’école virtuelle, c’est une école géographiquement et temporellement illimitée ; c’est aussi la dématérialisation de l’enseignement qui est visée. Xavier Darcos souhaitait voir mises en place « d’autres manières d’organiser le travail au lycée (…) pour que le lycée ne soit pas seulement une machine à distribuer des cours » ; discours assez paradoxal : l’usage étendu de la machine éviterait que le lycée ne soit qu’une « machine à distribuer des cours ».

Un dispositif de fichage et de surveillance

« L’école sans murs » c’est l’école transparente ; mais c’est aussi le stockage d’informations qui pourront être transmises aux services extérieurs (administratifs, judiciaires, policiers, commerciaux). Il faut rappeler que le dispositif « SCONET » (Scolarité sur le Net) qui permet une centralisation de toutes les données intéressant la scolarité entière des élèves, depuis les données familiales jusqu’à l’enregistrement de leurs résultats et de leurs conduites, est ouvert sur les autres systèmes d’information, en particulier ceux des collectivités territoriales. Avec l’intégration de l’ENT du primaire et du secondaire, le profil scolaire voire psychologique de l’élève établi à partir des saisies de notes, des appréciations, des punitions, des retards et des absences, permettra de le suivre tout au long de sa carrière universitaire et professionnelle.

Dans l’immédiat se pose aussi le problème de la surveillance des enseignants. Qui aura accès aux informations enregistrées ? Quel usage en sera-t-il fait ? Le dossier d’OMT souligne que le cahier de textes peut permettre la « préparation des inspections ». Un inspecteur pourrait-il, sans se déplacer et sans que l’enseignant le sache, surveiller de chez lui le travail effectué ?

La collecte des données permettrait de produire ce dont on raffole depuis quelque temps : l’élaboration de bases supposées « objectives » à des fins d’évaluation individuelle de la « performance » des enseignants et, du coup, de leur avancement de carrière. Cette banque de données pourra également trouver des utilisations particulièrement pernicieuses dans la logique actuelle de mise en concurrence systématique des écoles et des établissements d’enseignement secondaire et supérieur.

Enfin n’oublions pas les effets psychologiques d’avoir le sentiment d’être en permanence under control.

Une immixtion excessive de parents d’élèves ?

Les années 2000 ont vu un renforcement de la participation des parents dans la vie scolaire. Quelques uns n’ont déjà plus aucune retenue et la « transparence » du cahier de textes électronique permettra à certains parents de suivre davantage le bon travail du professeur que la scolarité de leur enfant.

Un problème éducatif global

La numérisation du cahier de textes favorise-t-elle l’apprentissage de l’autonomie des élèves ?

On connaît la « rationalité » des élèves : à quoi bon noter les exercices à faire si l’on peut les trouver, propres et sans erreurs, le soir, de retour chez soi ? Les professeurs dispenseront donc eux-mêmes les élèves de ce geste important de prise en charge de leur propre travail sur un agenda personnel.

Autre problème : la relation parent-enfant et l’ordinateur. Est-il bien souhaitable de forcer les élèves à un usage obligatoire et constant de l’informatique ? N’est-ce pas là la meilleure manière d’empêcher tout contrôle parental sur cet usage puisque c’est l’institution elle-même qui oblige à allumer l’ordinateur dès le retour au domicile ? Le temps consacré aux nombreux outils techniques à la disposition des jeunes ainsi qu’aux activités et liens récréatifs qu’ils permettent, ne cesse de croître ; les enseignants et les parents sont bien placés pour savoir que ces pratiques sont terriblement « chronophages », qu’elles peuvent induire des effets relationnels et pédagogiques majeurs et que l’emprise continue de l’élève dans un univers numérique, depuis sa chambre jusqu’à la classe, sans respiration ni distance avec le monde des « écrans », n’est pas sans poser des questions graves. Est-ce bien du rôle de l’institution scolaire que de participer activement à cet enfermement croissant des jeunes dans le monde des réseaux (selon l’enquête déjà citée du Credoc, 98 % des jeunes de 12 à 17 ans sont des internautes). Au lieu de dire clairement aux parents (et très souvent avec eux) que ces pratiques se font trop souvent au détriment des apprentissages, de la culture personnelle, du sport et de la lecture, il semble que les responsables de l’école se soient engagés, à un prix élevé et sans en mesurer tous les effets, dans une utopie pleine de risques non évalués.

L’usage socio-politique de la technique ne s’exempte jamais de valeurs ou de choix idéologiques – délibérés ou ignorants d’eux-mêmes – ni d’enjeux de pouvoir. La substitution par le numérique n’est pas aussi simple qu’elle en a l’air. La rationalisation – certainement réelle – qu’elle représente, ne saurait être à elle-même sa propre fin ; « l’efficacité » à laquelle elle prétend ne saurait constituer la seule mesure de la valeur ou du sens d’une pratique. Que veut-on faire de l’école ? La réponse à cette question n’est pas technique, elle est éminemment politique et éthique.

Résumé établi par Daniel Faugeron
SUNDEP Académie de PARIS

[1disponible sur le site de l’APPEP (Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public)[[http://www.appep.net/mat/2012/06/Da…

[2La diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française (2009) : http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/etude-credoc-2009-111209.pdf

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